La photo de son visage, mi-ombre mi-lumière, résume la vie de ce journaliste vendéen. L’ombre, c’est la tragédie rwandaise qui le voit basculer d’un poste d’ambassadeur au statut de réfugié, tutoyant la mort à plusieurs reprises. La lumière, ce sont les efforts déployés par une famille d’accueil vendéenne ainsi que ses anciens collègues de l’école de journalisme qu’il a fréquentée à Paris quinze ans plus tôt. Étienne travaille depuis plus de vingt ans pour le journal l’Écho de l’Ouest, un hebdo du Courrier Français.

Comme la plupart des familles paysannes rwandaises, la sienne vit de peu. « Il y avait peu d’emplois salariés. Mon père, décédé trop tôt, gérait la logistique d’une paroisse dans le sud du Pays. J’ai eu la chance de faire des études secondaires. Cela a été longtemps l’exception plutôt que la règle au Rwanda. » C’est l’époque où on situe encore le Rwanda avec difficulté sur une carte. « La coopération avec la France dans le domaine de la formation me permet d’intégrer, sur concours, le studio école de l’ORTF qui allait devenir l’INA. Au terme des deux ans, je passe le concours d’une école de journalisme réputée, le CFJ. Je l’obtiens, mais sans la prolongation de ma bourse d’études ; je suis donc rentré au pays ». Étienne travaille un an à la radio nationale avant de se retrouver en France, étudiant au CFJ. « J’y suis revenu en 1977 pour un cycle de deux ans. J’ai sympathisé avec d’autres étudiants qui joueront un rôle précieux dans ma future histoire… »

C’est à l’INA qu’une association lui permet d’aller en province. « J’ai saisi l’occasion, n’étant pas moi-même quelqu’un de la ville. La première fois que j’atterris dans la famille Loizeau à la Gaubretière, je crois venir pour des vacances quand Maurice attend lui un stagiaire qui vient donner le coup de main à la ferme, mais j’ai été très vite intégré. Les liens établis avec sa famille constitueront aussi un facteur déterminant… » Ses études terminées, il rentre à Kigali à l’été 1979 pour devenir journaliste présentateur à la section française des journaux parlés. « J’animais aussi une émission sur l’actualité internationale ». Quand il n’est pas à la radio, on le trouve au Centre Culturel Français. « Je ne fréquentais pas les salons ; je préférais lire les journaux ».

Son parcours étudiant, sa production à la radio et ses reportages à l’étranger révèlent un potentiel intéressant pour la diplomatie rwandaise. « J’avais fait une émission bilan d’une année d’actualité internationale qui n’était pas passée inaperçue. Le Ministre des Affaires Étrangères en a eu connaissance et m’a fait transférer dans ses services, un tournant inattendu dans ma vie professionnelle et un changement de cap décisif…  C’est lui qui m’en a informé après une interview du Secrétaire Général de l’Organisation de l’Unité africaine que je réalisais alors qu’ils venaient de s’entretenir à Kigali. Votre patron ne vous l’a pas dit ? C’est ainsi que j’ai appris ma mutation en septembre 1981 ». Quelques jours après, Étienne fait partie de la délégation du ministre pour l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, avant de s’envoler pour Tokyo dans le cadre d’une visite officielle. Le ballet diplomatique ne lui donne pas le tournis. « J’avais le titre un peu ronflant de directeur des relations politiques bilatérales, notamment pour des travaux d’analyse et de production rédactionnelle. Mon esprit de synthèse était apprécié, semblait-il. » Quelques années plus tard, en 1987, il est nommé Conseiller d’Ambassade (n°2 après l’Ambassadeur) du Rwanda à Addis-Abeba (Éthiopie). Jusqu’au jour où il déchiffre un télégramme codé à son attention. Il était proposé Ambassadeur du Rwanda à Tripoli (Libye). « Prenez vos dispositions, m’indiquait-on. J’ai présenté mes Lettres de créance en août 1988 pour représenter le Rwanda dans le pays de l’imprévisible colonel Kadhafi. Je devais notamment veiller à ce que le Rwanda ne se retrouve pas en délicatesse avec d’autres pays partenaires à cause de la politique libyenne. »

En résidence à Tripoli, Étienne est accrédité également comme Ambassadeur du Rwanda à Athènes en Grèce, puis à Chypre. « J’ai organisé à Nicosie une visite officielle du Président rwandais qui revenait du sommet France-Afrique de La Baule, en juin 1990. Quelques mois après, en congé à Kigali, j’apprends par la radio que je suis proposé comme Ambassadeur à Kinshasa. J’étais surpris, pensant notamment que l’accréditation auprès du président Mobutu serait compromise par le fait  d’être en poste chez Kadhafi, compte tenu de l’état des relations entre le Zaïre et la Libye… Comme pour mes précédents postes, je n’avais pas voix au chapitre.J’ai déménagé en mars 1991. L’ambassade à Kinshasa couvrait plusieurs autres pays de l’Afrique Centrale. »

Entre-temps, depuis octobre 1990, le Rwanda était le théâtre d’un conflit déclenché par une rébellion armée basée en Ouganda. « Dans ses premiers temps, cette guerre était circonscrites à des zones proches de la frontière avec ce pays. Sur le plan politique, le climat est devenu des plus délétères. Ça a basculé suite à l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana en avril 1994. Tout le pays s’est embrasé dans le contexte d’un climat délétère, créé autour de rancœurs ravivées et exacerbées avec en toile de fond le clivage ethnique qui avait marqué l’histoire du Rwanda lors de son accession à l’indépendance. ». Étienne, en tant qu’ambassadeur, fera une déclaration en réaction à cet attentat. « Cherchez à qui profite le crime… »  Les informations arrivent au compte-gouttes à Kinshasa. « Plus j’en avais, plus je prenais conscience de l’ampleur des massacres, celle d’un génocide. Le dessous des cartes…  J’étais démoralisé, résigné, sans nouvelles de ma maman, de mes frères et sœurs, de ma belle-famille, pendant des mois… J’ai demandé le statut de réfugié au Zaïre, quand ma mission de diplomate a pris fin sans perspectives de retour au Rwanda. Il fallait partir, mais où ? »

 « À l’automne 1996, l’est du Zaïre est attaqué. Le 1er novembre je suis dépouillé de tout, menacé de mort, avec mon épouse et nos enfants. Par chance, ils réussissent à se réfugier à la résidence de l’Ambassade de la Côte d’Ivoire où je les ai rejoints le soir dans des conditions difficiles. J’ai vraiment vu venir notre dernier jour ». La famille restera cachée deux semaines. « Le jour de mon anniversaire, le 12 novembre, l’ambassadeur ivoirien nous annonce que nous serons évacués le lendemain sur Brazzaville dans un camp de réfugiés, dénués de tout. Tout ce qu’on avait, c’était notre vie sauve. »

En France, son réseau autour de la famille Loizeau et ses camarades de promo du CFJ s’active. « Tenez-bon, nous disait-on de France. Nos trois enfants (13, 10 et 7 ans à l’époque) seront pris en charge par l’Ambassade de France à Brazzaville en novembre pour rejoindre la famille de Jean-Pierre et Cathy Lucas (fille de Maurice Loizeau). Ils ont compris seulement à l’aéroport que nous ne serions pas du voyage. Promettez-nous de nous rejoindre rapidement, demandent-ils. On pensait que c’était une question de semaines ; cela a pris des mois. Les savoir dans cette famille qui veillait sur eux nous rassurait. Eux au moins seraient saufs ! ». Le Congo bascule à son tour dans un climat de guerre atroce. « Notre camp était à deux kilomètres de l’aéroport de Brazzaville. C’était la voie pour évacuer les ressortissants étrangers. J’écoutais RFI à l’affût de la moindre info… Du camp de réfugiés, déboussolés par l’intensification des affrontements, nous avons décidé de tenter la chance d’une évacuation… Ces deux kilomètres ont été la distance la plus longue jamais parcourue, sous les tirs, le trajet jonché de corps ». Étienne et Joséphine sont évacués à Pointe-Noire, une autre ville du Congo, pas encore en proie aux affrontements qui se déroulent alors dans la capitale. « À Pointe-Noire, nous réussissons à obtenir la possibilité d’un contact par téléphone, pour rassurer les enfants et la famille qui les a accueillis, sans nouvelles depuis deux semaines, une éternité. L’émotion est telle que les larmes se substituent aux mots. Cathy nous apprend que le Quai d’Orsay a donné le feu vert pour notre départ pour la France. »

Le matin du 4 juillet 1997, l’émotion est à son comble. Joséphine et Étienne sont accueillis à Roissy par la délégation partie de Vendée dans la nuit avec les enfants et par trois anciens élèves du CFJ.  Les démarches administratives suivront. Entre autres, la convocation et l’audition à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) en vue de l’obtention du statut de réfugiés et de l’asile en France. « Une audition de plus de trois heures pour vérifier la cohérence de mon parcours ainsi que le bien-fondé de notre demande d’asile. Le 4 août, nous avions la notification de la décision favorable de l’OFPRA. Nous pouvions entreprendre les démarches pour l’insertion, dans un parcours où le soutien de nos amis a été déterminant à plus d’un titre. » La famille vendéenne avec laquelle le tout premier contact remontait à l’été 1975 devient leur famille. « Nous sommes considérés comme un frère et une sœur, pour les frères et sœurs Loizeau, en toute circonstance. Dans un livre d’entretiens réalisé avec un écrivain public, les souvenirs de Maurice Loizeau sont assortis de témoignages de chaque enfant, dont le récit dans lequel j’évoque l’impact exceptionnel de ce soutien, ce qui fait que nous sommes de cette fratrie. »

C’est d’abord à l’hebdomadaire Jeune Afrique, à Paris, qu’Étienne retrouve son métier de journaliste. « Je devais couvrir notamment l’Afrique des Grands Lacs. C’était trop éprouvant… Et puis les enfants voulaient que je sois à leurs côtés en Vendée. J’ai continué pour quelques mois la collaboration avec Jeune Afrique, comme pigiste. L’expérience a vite tourné court tout en contribuant à me conforter dans la conviction qu’il fallait miser sur ma formation de journaliste pour reprendre pied sur le plan professionnel. Ce sera chose faite, en novembre 1999, quand je suis recruté par le groupe Courrier Français pour L’Écho de l’Ouest. En Vendée, la rédaction de cet hebdo a notamment été basée à la maison du Diocèse, avant de devoir déménager en 2014 pour rejoindre notre bureau actuel, Boulevard Briand, conséquence de difficultés inhérentes à la perception que l’évêque de l’époque avait de mon travail de journaliste. »

Étienne revient sur son parcours. « Mes origines modestes m’ont amené à privilégier l’être au paraître et à l’avoir. Toutes mes fonctions, je les ai accomplies avec sérieux sans que je ne me prenne au sérieux. Le respect dû à chacun et au rôle de chacun prévalait dans les relations professionnelles.  Je n’ai jamais été pris par un quelconque éblouissement. Plus tard, quand j’ai été menacé de mort, je pensais : ils prendront ma vie, pas mes valeurs, pas ce que je suis. »

La tragédie rwandaise fera de ce pays « une succursale de l’enfer sur terre. La langue commune aux différentes ethnies n’empêche pas les antagonismes les plus virulents. L’homme est un loup pour l’homme, capable d’atrocités sans nom. Dans ce contexte de sauvagerie totale, d’autres hommes se sont comportés de manière fraternelle, risquant leur vie pour en sauver d’autres. Rien n’est jamais totalement perdu ». Trente ans plus tard, les tensions persistent. « On parle de l’Ukraine plus proche. Là-bas, entre le Rwanda et le Congo, les tensions sont de nouveau proches du point de non retour, ferments du pire toujours à craindre. »

Il veut garder un espoir, même s’il est ténu. « On ne peut pas continuer dans la voie de la folie totale. J’espère toujours que la raison va prévaloir ». Pour lui, à titre personnel, pour sa famille, l’espoir a pris les couleurs d’une réalité vivante grâce à ses « bons Samaritains ». Il évoque l’hospitalité de la famille Loizeau : « cette fraternité de cœur qui peut être plus forte que la fraternité des gènes », « grâce à qui l’impossible est devenu possible ». C’est une illustration a contrario de certaines déceptions. « J’ai entendu à mon encontre un discours raciste venant d’un prêtre à qui un article avait déplu : ‘avec ta couleur, tu devrais retourner dans ton pays’ ! J’étais abasourdi ». Étienne sait ce qu’il doit à la France. « J’ai demandé la naturalisation, porté par une forte conviction. Ce pays m’a donné une seconde Patrie ». « La Patrie c’est là où on vit heureux » disait Voltaire.  « C’est le pays de la vie et de l’avenir redevenus possibles pour mes enfants. »

Étienne aimerait accorder plus de temps à la lecture. « Camus ou les philosophes des Lumières sont des phares, un antidote aux discours prônant le rejet de l’autre ». Et de conclure. « Le plus beau mot de la langue française pour moi c’est ‘merci’. Quand je le dis, je pense à cette chaîne de solidarité grâce à laquelle, pour ma famille, tout est redevenu possible ».