A ceux qui le prendraient pour un doux rêveur, il répond par la botanique. Imparable. Il pourrait se targuer d’une carrière de ténor d’Opéra plus qu’enviable ; il se réalise aujourd’hui comme chantre de l’instant présent. Son parcours de forestier, de chanteur lyrique, de guide en randos lyriques, sont autant de cernes de croissance qui viennent étoffer son être. Fort d’une expérience peu ordinaire, Vincent Karche est aujourd’hui dans le partage en invitant ses randonneurs à la vibration sonore, à la rencontre avec les arbres. A se sentir tout simplement pleinement vivant.

Il est originaire de Moselle, une contrée boisée qui sera l’écrin de son enfance. « Tous les jours, à la sortie de l’école, j’allais en forêt, seul ou avec des copains. Un terrain de jeux fantastique où je me sentais protégé ». C’est tout naturellement qu’il souhaite devenir forestier.

A 24 ans, il se retrouve au Burundi, à planter des eucalyptus et des pins d’Amérique centrale. « Un copain insiste pour que je l’accompagne à la chorale de Bujumbura. Ado, j’écoutais aussi bien ACDC que Wagner ou Verdi ». Le chef de chœur lui fait remarquer que sa voix pourrait être celle d’un professionnel. « Je me gratte la tête, un peu perplexe. Quand deux ans plus tard je reviens travailler dans l’Aude, je prends des cours de chant à Toulouse. J’ai 26 ans. Tout le monde m’incite à foncer dans le lyrique, sauf mon père, directeur d’école, qui ne comprenait pas que j’abandonne une carrière toute tracée en tant qu’ingénieur forestier… Avec le recul, je comprends un peu ses inquiétudes car cela n’a pas été un long fleuve tranquille. Il est venu me voir chanter seulement une fois, un an avant son décès. On s’est enfin rencontrés à ce moment-là, nous qui étions si différents ».

Il débute dans le chœur de l’opéra de Monte-Carlo, gagne des concours internationaux, se produit en Allemagne, en Autriche, à Pékin… « C’est la grande vie internationale, exaltante, épuisante. J’ai quitté les arbres pour être un peu trop dans les avions, un peu seul dans les chambres du bout du monde ». Un agent à Vienne, un autre à New-York ne lui laissent pas de répit. « Je perds ma voix en chantant Orphée dans Orphée aux enfers lorsque j’ai 36 ans. Un œdème suivi d’un burnout. Je venais de perdre en quelques années mes êtres les plus chers, et ma voix ». C’est la descente aux enfers pour Vincent. « Je passe d’un statut de ténor international aux minimas sociaux en l’espace de deux ans ». Il est sur le point d’être à la rue lorsque sa voix d’enfant le réveille. « J’ai repris les mots qui me faisaient rêver enfant : amérindiens, loups, forêt… En les notant sur un moteur de recherche, par le plus pur des hasards, je tombe sur le site culturel amérindien Tsonontwan. Je réserve pour une semaine avec le peu d’argent qui me restait ; j’y suis resté quatre mois ».

Il est accueilli par le chef indien qui a fait d’un bout de territoire un lieu de ressourcement en pleine nature. « J’arrive en février ; il fait -15°. Lorsque j’arrive chez lui, je suis pris par les effluves des épinettes et des sapins, plus puissantes que dans les Vosges en plein été. Mon rêve s’éveille avec ces chiens moitié loups qui hurlent au loin. Je me sens revivre. Je passerai quatre mois entre sudations et quêtes de vision sous les conseils du chef. Il y a eu quelques clashs, mais l’intelligence du vivant reprenait le dessus, un état de bien-être absolument incroyable qui aide à gérer d’autres douleurs ». L’occasion de prendre conscience que les ressources sont en lui, comme en chacun. « Je sentais un état d’Être comme la clé du bonheur, un espace de paix intérieure que je ne me connaissais pas ».

Une expérience forte qu’il a envie de partager à son retour. « C’est la genèse des randos lyriques qui naîtront trois ans plus tard. Je me suis reconstruit. J’ai rejoint le chœur de l’opéra de Nantes puis je suis reparti en soliste ». La passion a diminué d’un cran. Surtout, de nouvelles envies l’agitent. « J’ai fait une première création de rando lyrique au Parc des Ballons des Vosges en 2011. Quelque temps plus tard, moi qui suis du signe de la Balance, je créais un pont entre l’opéra de Québec et le site culturel amérindien où j’étais sept ans plus tôt. J’aime rapprocher des mondes qui a priori n’ont rien à voir ». Les formats des randos varient, avec quelques constantes. « Le plus souvent, c’est sur une demi-journée. Ça commence par l’éveil des cinq sens, la connexion aux arbres, la dégustation du choco lyrique fait de fèves du Mexique et de miel de forêt. Au fil de la balade les voix s’ouvrent, après de petites vocalises. Je reprends des grands airs, et le moment venu, on chante ensemble un air connu. De plus en plus, je laisse une part à l’improvisation ».

En 2015 il rejoint le chœur d’Angers Nantes Opéra avec l’envie de trouver au plus vite son indépendance pour vaquer à de nombreuses occupations. « L’écriture et les conférences me prennent beaucoup de temps ». Il vient de sortir un cinquième livre qui retrace 12 années de randos lyriques : « Une sylvothérapie à pleine voix » (Favre). Il chante de temps à autre en tant que soliste, dernièrement au Corum de Montpellier.

Comme tout un chacun, les agressions extérieures du moment génèrent en lui colère et tristesse. « J’essaie simplement de transmuter ces énergies qui suscitent la haine et la colère, pour être en paix avec les autres. Je suis perméable aux émotions ; je ne suis pas dans le déni. J’ai juste envie de partager la paix. Ces agressions se diluent en mon for intérieur, comme des torrents se jetant dans un océan calme ». Il regrette que les prises de conscience ne soient pas assez rapides quand il s’agit d’environnement. Il déplore la guerre en Ukraine tout en rappelant que les conflits sont une constante de l’humanité. « On se réveille parce que cela se rapproche de chez nous. Au Burundi où j’étais il y a peu de temps, il y a eu des exactions tout près d’où j’étais. Il y a de nombreux conflits dont on ne parle plus ».

Vincent essaie d’apporter sa petite goutte d’eau. « Ma place n’est pas de lutter contre les choses inadmissibles face auxquelles je suis totalement impuissant. J’ai rencontré au Burundi le peuple Twa (pygmées), qui vit dans un grand désœuvrement. Nous avons créé une association en 2020, Sylva Lyric, qui apporte ses petites graines, non pas en charité, mais en échange de leur chant, celui des enfants de la Forêt. Et si on le peut, nous avons des actions solidaires. Le peuple Twa a exprimé le besoin d’avoir des animaux, pour plus d’autonomie, alors nous avons envoyé des fonds leur permettant d’acheter une vache et quelques chèvres ».

Son parcours est jalonné de rencontres marquantes. « J’aperçois Sœur Emmanuelle à la gare de Nice. C’est plus fort que moi, il faut que j’aille la voir pour lui dire mon admiration. Elle m’a offert vingt minutes de son temps ; j’étais la personne la plus importante pour elle ». Dans le milieu artistique, c’est le célèbre chanteur Albert Lance qui le relancera après un moment de découragement. « Un maître de confiance ». Il cite enfin Ernst Zürcher, le célèbre ingénieur forestier suisse. « Il est pragmatique tout en accordant une importance au nombre d’Or, à la métaphysique. Il a participé à mes randos lyriques à Genève, en toute humilité ».

Il vit aujourd’hui avec une forme de détachement. « J’accueille ce que la vie me demande de faire. J’ai envie de vivre pleinement l’instant, sans m’accrocher. L’attache prend beaucoup d’énergie ; je préfère laisser l’autre libre ; c’est encore plus fort ». Il pousse sa réflexion sur le plan existentiel. « En accueillant paisiblement la finitude, la mort, ça me donne encore plus envie de vivre ».