Son chemin est jalonné de graves embûches et pourtant elle répète inlassablement sa volonté d’offrir de la joie autour d’elle. Longtemps, son public a cru à un chemin cousu de fil d’or pour la jeune sablaise, auréolée de titres prestigieux (elle est championne du monde de jonglage à las Vegas à l’âge de 21 ans). En plus de son sac de sport qu’elle emmène dans le monde entier, Françoise traîne un fardeau : l’abandon d’un père violent, les agressions sexuelles d’un grand-père et celles de son entraîneur. La parole sera longue à se libérer ; elle est aujourd’hui délivrée de ses démons après avoir écrit un récit autobiographique poignant. Un modèle de résilience…

Comment êtes-vous arrivée au jonglage ? Cette question, maintes fois répétée, ravivait ses blessures. « Le jour où j’ai appris à jongler, c’est aussi le jour où j’ai été violée par un entraîneur australien ». Elle a tout juste huit ans et quelques années plutôt, elle avait déjà été victime de la déviance sexuelle de son grand-père maternel. « C’était pour moi impossible de dire ça à maman ». Le mécanisme du silence se met en place. « Comme je ne l’ai pas dit tout de suite, j’ai voulu m’en sortir seule, étouffer la vérité. Puis à force de ne pas m’en occuper, ça a pris des proportions très difficiles à surmonter ».

Elle pense alors que le jonglage sera son échappatoire. « Je fais des entraînements acharnés, seule, moi qui me dévalorisais tant physiquement que moralement. La scène me procurait la joie de partager mes réussites ». Françoise décrochera un premier record du monde à l’âge de treize ans. « Je voulais devenir une des meilleures. C’était ma façon de me redonner de la valeur. J’avais trouvé un autre mode d’expression, sans la parole, par le jonglage ». Ses entraînements ont force d’exutoire. « Je m’autorisais tout, criais mes colères, mes joies. C’était très libérateur. J’exprimais des choses, mais les autres ne comprenaient pas ».

Lorsqu’elle a dix-huit ans, au moment où le Puy du Fou crée son Grand Parc, elle y voit l’occasion de progresser dans son art. « Je travaillais beaucoup, portée par une énergie incroyable, inhérente à l’ambiance qui régnait sur le Parc. On me donnait des moyens. Trois ans plus tôt, j’avais gagné une médaille d’argent au festival mondial du Cirque de Demain. J’ai mis le directeur en relation avec le Puy du Fou. C’est à ce moment-là qu’il a eu l’idée de m’envoyer en Chine puis en Russie, dans les écoles où il recrutait les meilleurs numéros pour son festival. C’était aussi formateur qu’effrayant pour la jeune femme que j’étais ». Elle fera six saisons au Puy du Fou.

Françoise est la seule européenne dans la troupe de l’armée de Canton. « C’était en 1992, coupée de tout ; j’avais seulement la possibilité d’appeler quinze minutes le dimanche après-midi. En dehors de ça, aucun contact ; il n’y avait pas internet à l’époque. Huit heures trente d’entraînement quotidien. C’était dur, mais ça me faisait du bien. J’ai lié des liens d’amitié avec la copine qui était censée me surveiller. Nous avions trop peu de mots pour échanger, mais nous rigolions. Sans les mots [décidément !] nous vivions quelque chose de magnifique sur le plan humain ». Elle y restera trois mois. Cette même année, elle ira en Russie, avec un bagage linguistique aussi inexistant. « Le régime de l’URSS était fraîchement tombé. Je me souviens du rationnement dans les commerces, des files d’attente pour l’essence. J’y suis restée à peine deux mois ». 

C’est une rencontre avec une autre Françoise, à Amiens, qui lui permettra de franchir une étape personnelle et professionnelle, au moment où la technicienne surdouée du jonglage veut mettre une patte artistique à son spectacle. « L’artistique permet de faire passer l’émotion, cette émotion qui vient du plus profond. Françoise, ma formatrice, est allée creuser ce que je ne voulais pas encore ouvrir. Sans connaître mon histoire, elle en a cerné les ravages. J’avais dix-neuf ans. J’ai commencé à extérioriser différemment; c’était le début d’une très longue route ».

Elle approche vingt ans quand elle se décide de parler de ses tourments à l’un de ses trois frères, le premier à qui elle se confie. « J’ai préféré lui écrire. Pour moi, c’était plus facile que de lui parler en face et ça s’est révélé moins brutal. Je n’avais pas sa réaction à chaud, mais je lui laissais le temps de prendre des forces avant qu’il ne descende de Paris pour venir me voir ».

Jeune adulte, elle continue de se cabosser avec la vie. « J’étais en souffrance, mais je voulais me réparer à tout prix. Le souci dans ce cas, c’est que j’étais attirée par des gens eux-mêmes en souffrance. Ça ne peut pas marcher dans la construction d’un couple. Un jour j’ai pris conscience que je pouvais choisir quelqu’un qui aille bien, même si les histoires d’amour s’écrivent avec le cœur, pas avec la tête ».

Ce n’est que quinze plus tard qu’elle rencontrera la psychologue qui la tirera d’affaires. « Elle m’a rendue actrice de ma thérapie, par l’action, comme par exemple, je suis allée m’isoler en pleine forêt et j’ai découpé une photo où l’on me voyait assise sur les genoux de mon grand-père, aux emplacements précis qui nous reliaient lui et moi, dans le but de supprimer symboliquement et définitivement le lien incestueux que mon grand-père m’avait fait subir. Une façon de replacer mes émotions au bon endroit, apaisant ma colère ».

Il y a sept ans, elle remet le nez dans ses carnets qu’elle écrivait au jour le jour depuis son enfance. « Ce n’était pas un journal intime. Seulement un carnet de notes avec mes exercices, mes résultats, mes commentaires de petite fille, uniquement autour du jonglage ». Des données qui lui serviront à reconstituer son parcours. « Quand j’ai commencé à écrire mon livre, je ne me lâchais pas beaucoup, puis il a fallu que je surmonte mes angoisses pour commencer à parler des autres. Plus dur encore : parler de moi ». Le confinement la poussera à aller plus loin. « Je ne pouvais faire le récit de ma vie professionnelle sans parler de ma vie personnelle : c’est intimement lié depuis le premier jour. J’ai arrêté de m’autocensurer. Ce livre n’a pas de prétention littéraire ; c’est juste mon témoignage, l’histoire de ma vie ».

Celui qui va bien, c’est Stéphane (Elastic est son nom d’artiste) ; elle le rencontre en 2015. « L’amour qu’il m’a donné, le soutien qu’il m’a apporté ont permis une écriture plus jolie, plus posée. Depuis notre rencontre, nos deux univers se mêlent dans un même spectacle humoristique. Nous voulons garder ce ton pour en monter un nouveau autour des agressions sexuelles, avec un peu de légèreté, mais en disant les choses. Aujourd’hui j’en ai la force. Je me sens forte et légitime ». Françoise qui prenait jadis la parole avec ses mains de jongleuse, capte aujourd’hui son auditoire, sans artifice, le propos fluide, les yeux dans les yeux. « Quand les gens ont su mon histoire, ils réagissaient en disant : ‘Ah, on ne dirait pas…’. Eh bien si, je veux le dire haut et fort, sans colère, pour prévenir ».

Parfois, elle a le sentiment d’avoir mené deux vies de pair. « Je suis toujours cette fille meurtrie, et je ne le suis plus. L’écriture a été ma thérapie, avant même le livre. J’ai posé des actes forts en allant lire une lettre à mon père devant sa tombe. Il me fallait régler des comptes ». Celle qui longtemps n’a pu s’exprimer qu’avec ses bâtons, jongle habilement avec les mots. « Auparavant, j’avais juste du mal à être Françoise ».

Déterminée, elle pose ses pas les uns après les autres, dans sa reconstruction, sur scène, dans sa vie quotidienne. « L’actualité est lourde en ce moment, mais je veux garder espoir. Dans le spectacle, dans le livre, lors de mes premières conférences, je n’ai qu’un but : donner de l’amour aux gens. C’est ma façon de répondre à cette question existentielle : qu’est-ce que je fais ici ? ». Prendre des risques lui rend cette vie plus palpitante. « Je n’aime pas cette déviance de la société qui veut tout sécuriser, au détriment des libertés ». Sa respiration c’est la nature. « La plage du Veillon est un de mes endroits préférés sur la planète ». Son défouloir, c’est danser sur un bon morceau de rock.

Petite, ses yeux brillaient devant les exploits d’Anthony Gatto, du haut de ses 10 ans, à la télévision. « Un des meilleurs jongleurs de tous les temps ! Je l’ai rencontré sur ma route à Las Vegas lorsque je suis devenue championne du monde dix ans plus tard, lui qui m’avait tant fait rêver. On est devenus amis, on s’est entraînés ensemble. À plusieurs reprises il m’a fait revenir à las Vegas. En 2000 je le vois à Monte-Carlo exploser le chapiteau de ses exploits. Moi qui rêvais de ce festival, mes yeux scrutaient partout. Vingt ans plus tard, je me retrouve à mon tour sur la piste de ce festival international du cirque…Une récompense ultime ! ».

« Jongler à la vie, à la mort » aux éditions Max Milo. Janvier 2022