Remiser sa blouse blanche de pédiatre lui coûte. En raison du manque de praticiens, alors que le besoin ne s’est jamais autant fait sentir. Aussi parce qu’il aime son métier en dépit de ses 76 printemps. Michel Juchereau est pédiatre à Fontenay-le-Comte dans le service qu’il a lui-même fondé il y a 47 ans. Un poste privilégié pour observer les évolutions comportementales chez les plus jeunes. Un regard sur la société très interrogatif.

Nantais d’origine, Michel Juchereau a vécu sa jeunesse chez ses grands-parents jusqu’aux environs de 16 ans. « Mon père était militaire ; il est parti quand j’étais tout petit. J’ai grandi dans un milieu ouvrier. Le voisinage, c’était une ambiance à la Simenon ; des petites gens. Mes grands-parents étaient tailleurs d’habits. » Le goût pour la médecine est apparu très tôt chez lui. « J’ai toujours beaucoup lu et j’étais très bon élève. Le livre de Soubiran, ‘Les hommes en blanc’ a été pour moi le déclencheur. » Deux personnes joueront un rôle clé dans sa construction personnelle. « Georges Bernard, mon professeur de lettres, et Monsieur Lemoine, un pédiatre que j’ai rencontré lors de mes études en médecine. Deux disciplines qui dans mon esprit s’accordaient à merveille. La pédiatrie fait appel à la science mais c’est aussi très humaniste. »

Sorti pédiatre en 1970, il s’installera à Fontenay-le-Comte 5 ans plus tard. « Le milieu hospitalier me tendait les bras, mais cette ambiance, avec l’escalade aux échelons, ce n’était pas pour moi. J’ai fait le choix de m’installer là où il y avait besoin de pédiatre, en sud-Vendée, dépourvu à l’époque, comme beaucoup de régions aujourd’hui. Nous avons monté le service avec 10 lits et au départ, j’étais le seul pédiatre pour un bassin de près de 100 000 habitants. » Simenon occupe une place de choix chez lui. « Dans son livre ‘Le passage de la ligne’, il explique comment, dans une vie, on franchit 2 ou 3 fois la ligne en découvrant un nouveau territoire sans abandonner le précédent. Mon parcours et mon expérience m’ont mis à l’abri de cette course à la hiérarchie et à l’argent. »

Il débute sous la génération De Gaulle. « La femme ne travaillait pas ou peu ; l’éducation était encore stricte. » 68 bouleverse la société. « Les femmes veulent avoir plus d’autonomie. La relation mère-enfant est toujours prédominante. » C’est toujours le cas aujourd’hui. « Il y a toujours beaucoup d’amour dans cette relation, parfois au détriment de la socialisation : on prive l’enfant d’une journée d’école pour partir plus tôt en vacances ; on le garde à la maison au moindre prétexte. J’observe comme un recentrage de l’éducation sur le milieu familial qui se protège de ce qu’il y a autour, une sorte d’enfermement qui aura des conséquences importantes sur la société. » L’équilibre éducatif est pour lui mis à mal. « L’éducation d’un enfant se fait autour de trois instances : la famille en premier lieu, les autres adultes qui n’ont pas les mêmes lois à l’égard de l’enfant (les enseignants, les éducateurs…) et enfin les autres enfants. Sur les trois, on voit bien que c’est la famille qui est prépondérante aujourd’hui. Pour se protéger. Du harcèlement notamment, prégnant comme jamais ». Mais aussi un besoin de sécurité plus large. « On laissait un enfant de 6 ans aller chercher le pain il y a quelques années ; aujourd’hui c’est plutôt 12 ou 13 ans. A trop chercher la sécurité, on entame la liberté ; ce qui n’est pas de nature à donner confiance à l’enfant. D’où la détresse à l’adolescence avec l’apparition de troubles d’appétit, d’anorexie mentale. On a vu apparaître les Tanguy, ces adulescents qui n’en finissent pas de devenir adultes. »

Autant de thèmes qu’il abordait dans ses nombreuses conférences tout au long de sa carrière. « L’idée est venue des situations que je rencontrais en consultation. Il fallait à la fois rassurer les parents et faire de la prévention.  » Une activité qui s’ajoute à une journée de travail, déjà longue. « Je considérais que c’était mon travail. Est-ce que je suis rassuré sur le rôle que j’ai joué ? Je n’en suis pas sûr du tout. » Et d’ajouter. « On élève nos enfants avec quelque chose qui appartient à la façon dont on a été élevé par ses propres parents. C’est difficile de tourner casaque. »

Pour le Docteur Juchereau, l’épidémie a bon dos, toujours au regard de l’équilibre liberté-sécurité. « Allez dans une grande surface sans votre masque. Vous serez rappelé à l’ordre par les gens plutôt que par le service d’ordre. On s’habitue à la privation de liberté. Il n’y a pas de pires esclaves que les gens qui aiment leur servitude. »

La technologie n’arrange rien. « Le portable, c’était à l’occasion de l’entrée en sixième ; aujourd’hui c’est plutôt le CM1 ; toujours pour répondre au besoin de sécurité de la maman. Je ne serais pas surpris, dans les dix ans qui viennent, de voir apparaître les puces sous la peau… ». L’écran fait des ravages. « C’est la définition même de l’écran : c’est quelque chose qui montre ou quelque chose qui cache. Quand les familles dînent la télé allumée, on ne m’enlèvera pas de l’esprit que c’est pour éviter de se parler. »

Les jeunes, éveillés plus tôt, ne sont pas pour autant plus épanouis à l’adolescence. « Il y a un mal-être préoccupant. C’est le syndrome du ‘Bof’ à toutes les sauces, un manque de motivation pour le monde des adultes, l’absence de repères encore fort pour les générations d’avant, l’indifférence répandue. A la sortie du métro, on peut enjamber un corps sans vie sans s’arrêter… » Un constat qui fait dire au Docteur que nous vivons une étape dans l’histoire de notre humanité. « Nos grands-pères étaient différents après la guerre 14-18 d’avant ; même chose avec nos parents et la Shoah, une douleur peu exprimée. Là, nous allons avoir besoin de quelque chose qui permette de repartir avec une raison de vivre. »

Et quand le Docteur Juchereau tombe la blouse blanche, quel homme est-il ? « Je suis le père de deux enfants adoptés et un grand-père. On me dit que je ne suis pas toujours commode. Je suis resté amoureux d’une puéricultrice durant toute ma vie. » La musique et les lettres occupent une place majeure chez lui. « Je suis un amoureux de la musique classique, la période baroque en particulier, et je chante du classique. Je lis énormément : des brèves de comptoir à Simenon (je crois j’ai tout lu de lui), Proust. »

S’il n’a pas ‘la’ recette au bonheur, il livre quelques pistes. « Il faut aller chercher dans les livres ce qui nous fait du bien. » Un conseil à donner ? « Il ne faut pas être un mouton pour faire ce qu’on n’a pas envie de faire. Moi-même je n’aime pas obéir. Il faut oser ou s’autoriser les passages de lignes… » Les rencontres forgent les personnalités.  » Une rencontre amoureuse, une rencontre d’amitié. Moi qui n’ai pas eu de père, ça m’a obligé à aller vers les autres, dont certains ont occupé une sacrée place sans jamais le remplacer. »