Ses hautbois rutilants forment une haie d’honneur à l’entrée de son atelier, comme un préliminaire à une ballade musicale sur fonds d’histoire. La musique est la clé de sa partition : par la facture et la pratique instrumentale, par ses recherches musicales lointaines, par le prisme que lui offre la musique sur notre société. Thierry Bertrand, ébéniste de formation, est devenu une référence internationale sur le plan musical. Une notoriété qui s’accorde avec sa simplicité, et un regard contemporain qui bouscule les codes d’une prétendue modernité.

S’il en avait eu les moyens, peut-être qu’il aurait craqué sur une guitare électrique ? « Un disque a été décisif pour moi : ‘Stivell à l’Olympia’ ; Alan Stivell mêlait cornemuse et guitare électrique ». Thierry fréquentait l’atelier artisanal de son père. « J’ai commencé à jouer de la veuze dans les années 1974 ou 1975. Dans un atelier de tournage bois, c’est tout naturellement que j’ai eu envie de fabriquer mon instrument. Il ne sonnait pas trop mal pour l’époque ». Quelques mois plus tôt, il avait rencontré des nantais qui venaient de fonder une association ‘Sonneurs de Veuze’ dont il deviendra une des chevilles ouvrières. D’une poignée de passionnés au départ, ils sont désormais de 7 à 800 qui remettent cet instrument au goût du jour.

Thierry travaille dans l’entreprise familiale, suit une formation d’ébéniste et fabrique des instruments en parallèle. « À mon retour du service militaire, j’ai eu une première commande, une seconde, puis une troisième… ». En 1987, déjà très impliqué dans la musique avec beaucoup de concerts à son actif, il fait le choix de s’installer pour se spécialiser dans la fabrique d’instruments et pour être musicien professionnel. Il complète son savoir-faire par une formation d’acoustique proposée par ce qui deviendra l’ITEMM (Institut Technologique Européen des Métiers de la Musique).

Le plus souvent il travaille seul dans son atelier. « Je reçois des stagiaires de temps en temps et j’ai eu des salariés, mais les contraintes lourdes n’encouragent pas à embaucher ». Il réfute la notion d’artisanat d’art. « Un artisan d’art aujourd’hui ne travaille pas mieux qu’un artisan d’avant. Quand je vois les ouvrages de tournage au 17e, ils faisaient des choses qu’on n’est plus capables de faire ». Sa clientèle va d’une jeune fille de 11 ans au retraité qui a toujours rêvé de jouer de la veuze. « Les hautbois de la fin du 15e au début du 17e que je fabrique sont destinés principalement à des musiciens professionnels qui évoluent dans les ensembles baroques ». Outre la fabrique, il enseigne l’apprentissage de la veuze.

Il est fréquemment consulté de France ou de l’étranger pour des cas spéciaux. « On peut me demander par exemple de reconstituer l’instrument du 15e siècle qui est sur le médaillon d’une abbaye à Toulouse ». Il passe d’une époque à une autre. « À Nieul sur l’Autize, on a reconstitué des instruments du 12siècle : les relevés, les moulages des sculptures, refabriquer les alésoirs avant de refaire plein de prototypes… Combien de temps on met ? Je ne cherche même plus à savoir ». Sur sa table, un uilleann pipe intrigue. « Cela fait plusieurs années que je travaille sur cet instrument très complexe ».

Cette passion, captivante, lui ouvre des portes. « Quand nous jouons 3 semaines à Chambord, nous avons le temps de nous balader, voir les cerfs, aller au musée, moi qui suis épris d’histoire. Nous jouons au Clos Lucé le château de Léonard de Vinci, à Chenonceaux ou Fontainebleau dans le pavillon François 1er ». D’autres activités ? « La pêche à Noirmoutier ; je jardine aussi de temps en temps ». Il n’éprouve pas le besoin d’échappatoires tant son métier lui est peu pénible. « Si c’était à refaire, je le referais…plus tôt ! ». Pour autant, il met en garde son fils qui souhaite prendre la suite. « Il devra procéder différemment de mes méthodes ».

Facteur d’instruments anciens, Thierry exerce un métier de son temps. « Je travaille en ce moment avec Calum Stewart, un virtuose écossais qui fait des choses plus qu’actuelles ». Ils sont peu nombreux. « Tel que je pratique ce métier, nous sommes une trentaine, dont deux ou trois sur les hautbois de la Renaissance ». La musique n’a pas de frontières. « J’ai passé une semaine dans la cathédrale romane de Salamanque ; c’était grandiose ».

Ses voyages dans le temps l’éclairent sur notre époque. « On n’a plus le culte des ancêtres, celui qui permettait d’éviter la répétition des erreurs humaines. Du coup on recommence. Pire, on regarde l’histoire avec une certaine condescendance avec nos ordinateurs ; mais c’est du pipi au regard du génie de Léonard de Vinci, le Titien ou Michel Ange ». L’histoire livre ses enseignements, autrement mieux que les médias. « Les émissions intéressantes sont reléguées à une heure très tardive pour laisser les heures de pleine écoute aux émissions abrutissantes qui incitent à consommer les produits qui polluent… ».

Ses voyages à travers les continents aussi. « J’ai joué dans toute l’Europe, L’Afrique du Nord, la côte Ouest des Etats Unis, en Louisiane, à Cuba… Quand on joue ces musiques anciennes ou traditionnelles, on a forcément le respect des ethnies. Ça ouvre des portes extrêmement fraternelles et chaleureuses qui sont complètement en dehors des médias. Il y a un paquet de gens qui ont la tête sur les épaules, un état d’esprit complètement positif, mais ce ne sont pas des gens propriétaires des grands groupes de la distribution ». Des enseignes qui font illusion auprès des consommateurs. « La FNAC par exemple, qui privilégie le business aux dépens des musiciens ». Une image médiatique qui détourne des véritables promoteurs. « Comme les agriculteurs ou les ostréiculteurs qui se défoncent sans être rémunérés au juste prix ».

Thierry résiste au site internet. « Pas question de commander un instrument en ligne chez moi. Je veux savoir à qui je l’envoie, pour quelle pratique, avec quelles caractéristiques. Je ne peux pas travailler autrement ; j’ai le luxe de pouvoir faire ainsi. Quand ce musicien irlandais passe une journée à la maison, c’est un régal. On ajuste ensemble. Faire un site pour faire du chiffre, ce n’est pas mon truc ».

Ses héros ? « Pythagore ou Léonard de Vinci, ou plus proche, le musicologue anglais John Wright ». Des gens qui l’inspirent pour les conférences qu’il donne ou les articles qu’il écrit dans les ouvrages spécialisés. Thierry aime aussi les gens simples, honnêtes. « Mon premier héros c’est mon père. Il n’a pas eu de chance : 2 ans de service, 1 an de guerre, puis 5 ans de captivité. Quand il est revenu, ses parents étaient disparus ; il a remonté l’entreprise avec ma mère, repartant de zéro. C’était quelqu’un humble, qui avait l’amour du travail bien fait ». Sans être compagnon, Thierry a été formé en partie par eux. « Mon maître d’apprentissage me disait : si tu es heureux dans ton travail, tu seras heureux toute ta vie ».