Rien ne prédestinait Jean-Maurice Bonneau, apprenti peintre en bâtiment à devenir cavalier international, puis entraîneur et sélectionneur de l’équipe de France en saut d’obstacles. Un parcours vertigineux, jalonné d’heures de gloire, de moments de doute parfois, avec cette rage et cette insatisfaction nourricières propres au compétiteur qui, sur la plus haute marche du podium, savoure l’or en se rappelant d’où il vient. Il y a les rencontres qui construisent le sportif de haut niveau, et puis celles qui construisent l’homme : ses deux parents, sa tante, Jean Rochefort… un mélange de terroir et d’élégance.

Dans la famille Bonneau, le père est connu pour son autorité ; un homme robuste qui laboure avec des bœufs. Il saura transmettre sa passion pour le cheval à quatre de ses huit enfants. « Une vie de labeur, qui ne l’a pas épargné. Tout comme ma mère qui était aux vaches le matin, le jour où elle accouchait, pour revenir travailler trois jours après ». Pas très loin, à la Roche-Louherie, deux frères membres de la société hippique rurale, proposent aux jeunes de monter à cheval gratuitement. « C’était pour moi un moment hors du temps sur lequel j’ai du mal à mettre des mots. Une révélation à coup sûr ».

Le goût du travail bien fait est la base de son apprentissage comme peintre en bâtiment. Très vite, la passion du cheval prend le dessus. A la débauche, Jean-Maurice enfourche le vélo pour monter. « Je ne savais pas où cette passion allait m’emmener ; j’étais happé ». Il suit le sillage de ses frères, cavaliers. « Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais vivre de cette passion, il m’a répondu : c’est ton choix. Cela valait approbation avec en filigrane : démerde-toi. Quelle leçon ! ». Jean-Maurice travaillera quelques mois chez ses deux frères avant d’accomplir ses obligations militaires à Sedan. « En rentrant, mon frère m’avait trouvé un emploi dans une belle écurie de 80 chevaux. J’allais savoir si j’étais vraiment fait pour ce métier. Soit je pliais, soit je résistais. Je ne pouvais pas faiblir là où mes frères avaient réussi ». En quittant la Vendée en 1977, il ne pense pas y revenir.

Ses journées de repos, il les passe chez Daniel Constant, un cavalier de l’équipe de France. « Un jour qu’il était absent, j’ai passé sa veste de compétition et en me regardant dans la glace, j’ai eu la confirmation de ce que je voulais faire. C’est devenu une obsession ». Après avoir travaillé sans relâche, les portes de l’équipe de France s’ouvrent à lui en 1987, jusqu’en 1996. Une équipe dont il deviendra le patron de 2000 à 2006. « L’Or par équipe et l’Argent en individuel aux championnats du Monde 2002, l’Argent par équipe aux championnats d’Europe 2003, les victoires dans la Samsung Super League en 2003 et 2004 (l’équivalent du tournoi des six nations), la Coupe du Monde en 2004 ». Éloquent. Jusqu’au craquage des JO d’Athènes. « On ne me tapait plus dans le dos, mais à la figure. Ç’a été l’occasion d’une forte introspection. Et là, j’ai compris que mes alliés les plus fidèles, c’était ma famille. Mes racines ».

Blessé, pas abattu. Jean-Maurice laisse les rênes de l’Equipe de France en 2006, fort d’un joli palmarès. Chef d’Equipe du Brésil de 2011 à 2015, il gagne entre autres la Coupe des Nations de Calgary. Il sera également entraîneur privé, coach de Kevin Staut et Philippe Rozier qui décrocheront l’Or par équipe aux JO de Rio.

Jean-Maurice est revenu en 2013 dans cette ferme où ses parents se sont mariés, où ses grands-parents sont arrivés en 1937. « Ça peut sembler étrange, mais je les ai toujours eus avec moi, dans les moments d’effervescence comme dans les moments difficiles, et aujourd’hui encore, ce sont eux qui me guident ». Tout comme sa tante Nénenne, fortement handicapée après avoir contracté la poliomyélite à l’âge de 7 ans. « Elle vivait avec ma grand-mère quand j’étais petit. La question s’est posée de savoir qui allait s’en occuper au décès de la grand-mère. J’avais 11 ans ; je me suis porté volontaire. J’ai vécu avec elle pendant 6 ans ; je n’avais pas le sentiment de faire une BA ; je trouvais chez elle une quiétude ; j’y étais bien. Je voyais mes parents qui habitaient à côté tous les jours ».

Jean-Maurice mesure avec le recul l’héritage qu’elle lui a légué. « Elle souffrait et c’est toujours elle qui consolait les autres. Elle avait un magnétisme. Elle était leader, s’occupait de la délégation vendéenne des Paralysés de France, militait pour l’accès aux transports. Elle attachait son Bic aux doigts avec un élastique pour écrire. J’ai vécu avec le handicap toute ma jeunesse ». Une expérience qui le confronte à la Foi. « Moi j’étais révolté : comment croire en Dieu quand tu souffres tant ? Elle pardonnait. Je me suis rendu compte plus tard que j’étais guidé par des gens comme elle ». Ces illustres anonymes qui font resplendir son panthéon intime, aux côtés de personnages plus illustres.

« Ma rencontre avec Jean Rochefort ? Le fruit du hasard complet. Je concourais avec ses enfants, Julien et Marie ; lui, je ne le connaissais même pas jusqu’à ce qu’on me dise qui il était. Une belle voix, des moustaches. On a sympathisé quand il m’a dit qu’il avait acheté un cheval à Champagné les Marais, chez les Canteteau, des amis de la famille ». Une relation solide s’établit. « Il m’emmène un jour à Dublin, moi qui n’avais jamais pris l’avion, pour voir les championnats du Monde avec Marcel Rozier le sélectionneur. Pendant le tour d’honneur, il me gratte l’épaule en me disant : On y sera un jour mon grand * ». Vingt ans plus tard, j’étais sélectionneur ; nous étions champions du Monde. Il était là pour me dire : « On y est. C’est incroyable d’avoir quelqu’un qui croit à ce point en vous ».

Une amitié profonde, une relation intime que Jean Rochefort traduit élégamment du bout de sa plume : « Trente ans de complicité pour vivre nos rêves… C’est beaucoup… Ça n’est rien ». Ils se sont vus souvent. « Il venait chez moi avec sa DS, m’amenait à manger. Un soir de Noël, il m’a invité chez lui, avec Nicole Garcia. Une attention inoubliable pour moi qui étais seul, hésitant face à mon avenir. Pourquoi il a jeté son dévolu sur moi ? Peut-être simplement parce que je lui disais bonjour poliment alors que je ne le connaissais pas encore. L’éducation de mes parents, là encore ».

Une étoffe de champion et une sensibilité à fleur de peau. Jean-Maurice se laisse aller à quelques confidences. « Lorsque nous sommes champions du Monde, j’ai 43 ans. Ma dernière fille vient de naître trois semaines plus tôt. La Fédération a organisé une soirée, je ne me souviens même plus où. La presse, les supporters, les obligations diverses… Je suis dans un brouillard ; je ne contrôle plus rien. Je suis hypnotisé par mes cavaliers ; je ne regarde qu’eux car je sais ce qu’humainement on y a mis, les épreuves qu’on a surmontées. Alors que la tradition veut qu’on jette l’entraîneur à la piscine, moi je voulais être seul. J’avais savouré, cela me suffisait. J’ai demandé à quelqu’un de me ramener ». Le réveil du lendemain est brutal. « Je me réveille avec un coup de blues… Quel vertige ! J’étais sous ma douche ; je pleurais comme un enfant, sans pouvoir lutter ». Un coup de serviette pour essuyer les larmes. « C’était reparti. Quand on te prend pour un caïd, aux yeux des autres, tu dois le rester. Mais moi sur le podium, c’est à mes parents que je pensais ». Le succès est toxique. « C’est pression, puis dépression. Il y a une drogue dure : l’adrénaline. Le retour à la normale, après un mois passé avec l’équipe, en vase clos, égoïste à souhait, c’est terrible ».

Le sportif de haut niveau est doublé d’une armure de leader. « J’ai fait mes armes d’entraîneur avec l’équipe du Japon pendant quatre ans ». Aux dispositions naturelles, il ajoute des inspirations tirées du livre de Peter Drucker ‘l’avenir du management’ avec un axe fort : « Si on manage en corrigeant les défauts des gens, on va les améliorer mais on va en faire des compétiteurs moyens. Par contre, si on décèle leur talent, si on travaille sur leurs qualités, on en fait des champions. Ç’a été ma direction ». Et quand l’entraîneur a considéré ne plus être entraînant, après les JO d’Athènes, il démissionne. « L’équipe de France passait avant mon ego et ma satisfaction de porter le costard. Sélectionneur, ce n’est pas un métier, c’est une mission ». Quand l’heure était à l’effervescence, il ne s’est jamais égaré, pas davantage dans les moments compliqués. « Mon grand-père gazé pendant la 1ère guerre, mort à 50 ans, mon père qui participe à la seconde, le rôle des femmes en l’absence des hommes, ma dernière sœur autiste… tout ça m’a aidé à ne pas me perdre ».

A l’âge de la sagesse, il médite son parcours. « Ce qui apparaît merveilleux aux yeux des autres ne l’est pas forcément pour moi. Même d’un point de vue sportif, cela ne suffit pas à m’apaiser. Champion du Monde : je prends ; pas plus. Ça ne fait pas de moi quelqu’un de bien. Mes parents sont mes héros, ma tante mon héroïne, Jean… J’ai juste fait ma part. Mais je ne suis pas rassasié. Je dois continuer à redonner, à transmettre. Cette forme d’insatisfaction est aussi ma nourriture : j’ai toujours besoin de challenge. Je suis comme ça ».

Transmettre. Il le fait à travers une académie internationale de jeunes talents. « C’est très sélectif car on ne garde qu’une dizaine de candidats à qui on apporte un large éventail, assez généraliste, pour qu’ils gèrent au mieux leur carrière. Ça me garde dans le sport de haut niveau ». Il le fait également au sein de sa propre famille. « Au même titre que j’ai reçu l’héritage des miens, je me dois de transmettre à mon tour ces valeurs à mes enfants et petits-enfants. C’est un moteur extraordinaire ».

Avec une vie aussi exaltante, il n’est pas du genre à regarder les photos jaunir. « Transmettre de l’énergie, du rêve, c’est le sens du livre que j’ai écrit durant le confinement. C’est un bon exercice : le cerveau est comme un muscle : il faut l’entretenir. Ç’a été aussi une formidable introspection ». Vieillir ne l’inquiète pas. « Oui je vois bien que ça va s’arrêter à un moment donné, mais ce n’est pas le sujet. Qu’est-ce qu’on peut apporter à chaque âge ? ». Confronter ses idées le stimule, en particulier avec ses enfants. « À chacun son logiciel. Leur regard m’intéresse, et j’ai complètement confiance en la jeunesse pour relever les défis de demain ». Côtoyer des personnes diverses l’enrichit aussi. « Que je sois avec Chirac quand on est champions du Monde ou avec le balayeur de la rue, je suis le même ».

Le monde équestre est la seule discipline avec un animal, le seul sport olympique où les concours sont mixtes. L’art équestre résonne en lui. « Notre sport est un consentement mutuel : je pense, mon cheval le fait. Il n’y a pas de notion de force. C’est l’harmonie. L’art tout simplement ». Un monde artistique qui ne lui est pas étranger. Il cite Jacques Brel : « La bêtise, c’est la paresse du cœur et du cerveau. Ça me suffit. Je vis, je vais bien. Et il ne se botte pas le cul tous les matins en disant : ce n’est pas assez, tu ne sais pas assez de choses… ». Et Jean-Maurice d’ajouter : « On peut toujours faire mieux ».

Jean Rochefort lui a ouvert des portes. « Le jour où il m’invite au théâtre, un endroit où je n’avais jamais mis les pieds, il fait patienter tous ses invités, des célébrités, pour me demander ce que je pensais de sa pièce. Je lui dis : mais je n’y connais rien. Je m’en fous me répond-il, je veux savoir. Je lui ai dit : vous faites un métier merveilleux qui transporte et qui fait du bien aux gens ». Un Jean Rochefort dont Jean-Maurice fera l’éloge, de façon improvisée, en cet automne 2017 lors de sa sépulture devant un parterre de célébrités.

Guillaume Canet compte parmi ses élèves. « Les artistes me fascinent. Ils savent se mettre en danger. Je sais ce qu’ils ressentent dans le don de soi. Les moments d’angoisse, il faut les apprivoiser, les dompter. Là ça devient un carburant. Ça transcende et ça vous emmène beaucoup plus loin ».

(*) « On y sera un jour mon grand » aux éditions Acte Sud