Un photographe pas comme les autres, disciple des arts martiaux… Quelques instants suffisent pour révéler le chemin tracé par Luc Alleaume, victime d’un grave accident de la route en 1984. Ce n’est pas un artiste égocentrique. Pour lui, la perfection n’existe pas mais elle doit néanmoins être une éternelle quête. Sa spécialité est le tirage argentique. Parallèlement sa passion pour les arts martiaux lui enseigne une discipline au quotidien tant pour le corps que pour l’esprit. L’exigence et l’esthétique comme chemin de vie…
Sa vie professionnelle est très variée dans un premier temps. « J’ai travaillé aux Halles de Rungis, dans la maçonnerie, la restauration, puis comme agent de sécurité ». Déjà, il se réserve beaucoup de temps pour le sport et la photographie. « J’ai besoin de peu de sommeil ; ça me laisse du temps. Et puis comme agent de sécurité, je travaillais plutôt la nuit ; ça me permettait la journée de faire des prises de vue ». L’accident survient, bouscule sa trajectoire. « Il m’a fallu 3 ans pour me remettre avec un arrêt de travail à vie…J’ai refusé cet état de fait catégoriquement. C’est là que je me suis intéressé aux arts martiaux. J’ai eu la chance de rencontrer Lasquellec, un grand maître du karaté ».
Mannequin, il côtoie les photographes, avant de passer de l’autre côté de l’appareil. « J’ai vite compris qu’ils étaient très nombreux. Le numérique n’a fait qu’amplifier les choses. Par contre en argentique, le travail de laborantin est beaucoup plus rare. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était le tirage ; comment traduire un négatif ? ». Il cite le patron de l’espace Bergger à Paris, un lieu dédié à la photo noir et blanc où Luc a exposé : « Avec le numérique, la photo est sur le papier ; avec l’argentique, la photo est dans le papier ». Avec son procédé, il peut traduire un négatif de différentes façons. « C’est la magie de la chimie qui opère ; ce n’est pas possible de faire deux fois la même chose ». Il précise « Le négatif c’est comme le patron d’une robe. Selon qu’elle soit en coton, en lin, en soie, la tenue sera complètement différente. Et bien là, selon le grammage du papier ou la texture du support, on arrive à des résultats très différents ». La résistance au soleil d’une photo numérique est limitée alors qu’avec un procédé alternatif comme le platine rien ne bouge. « Ça me réconforte de continuer sur cette ligne-là ».
A contre-courant du numérique, Luc aime utiliser les anciens procédés pour les traduire d’une façon contemporaine. Au fil des années, il teste différents papiers et émulsions. « Je suis allé plus loin en utilisant des procédés alternatifs comme le tirage au sel, sur platine ou palladium ». Il en sort des photos parfaitement exécutées, avec sa propre écriture. « La base est toujours photographique ; ensuite je peux utiliser un cutter pour lacérer un négatif, utiliser un crayon gras pour souligner un trait ou une silhouette, le pinceau pour atténuer ou amplifier un effet. J’ajoute des éléments pour avoir une dimension 3D ». Il choisit des matériaux atypiques comme support, n’utilisant plus le papier photographique. Et pour révéler l’image, il joue le chimiste avec une émulsion photosensible. La magie opère ; les possibilités sont infinies. « Pour préparer un support, il me faut cinq ou six jours ». Le rendu est celui d’un tableau, avec une composition qui souligne l’image. Le plus souvent en grand format.
Lui qui ne cherche pas à se mettre en avant, apprécie la lumière tamisée de son labo. « Quand les enjeux commerciaux entrent dans un travail artistique, c’est la liberté de créer qui en pâtit. Je ne suis pas tributaire de la rentabilité. Je ne veux pas subir. Je cherche juste à tracer mon chemin librement ».
Les arts martiaux représentent l’autre pan de ce photographe atypique. « Cette rencontre avec Jean-Yves Lasquellec a été déterminante après mon accident. Il a vite vu que j’étais passionné, que je m’entraînais souvent. Lui qui pendant deux ans a côtoyé les plus grands de la discipline au Japon m’a pris sous son aile. Nous sommes devenus très intimes au niveau du karaté ». Luc en retire une richesse extraordinaire. « C’est une véritable école de volonté, de ténacité, du souci constant de s’améliorer. Accepter sa propre médiocrité. Pour moi la perfection n’existe quasiment pas, si ce n’est peut-être dans la nature ? Le plus beau geste est toujours perfectible, comme le plus beau tableau. La Joconde ou Guernica sont incontestablement des références, surtout avec une dimension historique pour nous inaccessible. Peut-être que de Vinci ou Picasso avaient la possibilité de faire encore mieux ? »
Sa pratique du Shito Ryu (forme de karaté moderne originaire d’Okinawa élaboré par Kenwa Mabuni) l’astreint 1h30 chaque jour, en faisant claquer son makiwara (rouleau de paille tressée utilisé pour l’entraînement) ou en répétant minutieusement ses katas. « Le préalable c’est la condition physique, tant sur le plan musculaire qu’au niveau de la mobilité. Le travail, ce n’est pas de la gonflette. Je travaille les exercices en station très lente ; je les tiens jusqu’à 5 ou 6 minutes en essayant de ne rien révéler de la douleur qu’ils occasionnent. Les gestes sont répétés des milliers de fois. C’est ça qui est extraordinaire. Avec la volonté, on arrive à pousser les lignes ». Il a compris depuis longtemps que la pratique des arts martiaux était un atout supplémentaire pour vieillir en forme. Il a toujours eu de bonnes dispositions physiques. « Avant mon accident, je courais le marathon ; j’ai gagné un championnat de France sur le 4X100 mètres au crawl en descendant au-dessous la minute ».
Il ne fait pas de compétition, dissimule son classement pourtant flatteur. L’homme est modeste. « Le plus intéressant là-dedans c’est ce que ça anime chaque jour en chacun de nous. Moi c’est avec la photo et le karaté. Le côté créatif est venu tardivement chez moi. Quand on est confronté à un accident très grave, il y a souvent une renaissance ». Il s’est retrouvé seul suite à l’accident. « J’ai pris un appareil photo pour regarder la vie qui m’entourait, en immortalisant des moments qui étaient fugitifs. Je me sentais spectateur du monde, utile. Je me disais : je suis là pour faire quoi sur cette terre ? Pas que pour manger ? J’ai des mains, il faut que je les utilise pour créer ».
Son parcours résulte aussi de choix assumés. « J’ai songé un moment recréer une entreprise de sécurité. J’ai renoncé en privilégiant ma place aux côtés de mes deux filles qui venaient de perdre leur mère. Je ne concevais pas être absent 14 heures par jour de la maison. Je ne regrette pas ce choix ». Luc vit aujourd’hui avec Nathalie. « J’ai une fille qui est en troisième année d’Arts Appliqués à Montaigu, l’autre en Fac de Lettres. Même à deux à la maison, les journées sont bien remplies ». Il est aussi adroit bricoleur.
Luc suit sa propre lanterne. « Je n’ai pas d’exemples à suivre. Je ne suis ni envieux, ni jaloux. Les futilités, ce n’est pas mon truc. L’important pour moi c’est d’éprouver du plaisir, le partager ensuite, vivre avec les autres ». Comme lorsqu’il est derrière les fourneaux pour préparer un bon moment entre amis. « J’aime ces rencontres d’une convivialité extraordinaire ; c’est enrichissant. D’ailleurs on voit bien dans l’histoire que les peintres aimaient se rencontrer entre eux ou avec des amis proches ».
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