Eliane est née en Normandie où elle sera institutrice. Depuis 47 ans elle habite la Tardière avec son mari Jacques, éducateur spécialisé revenu agriculteur à la ferme familiale. Deux métiers éducatifs et une disposition commune peu ordinaire pour l’hospitalité d’enfants chahutés par la vie. Ils en ont accueilli vingt-cinq sous leur toit, de quelques jours à plusieurs années ! Ajoutons à cela les stagiaires agricoles au moins aussi nombreux, les vacanciers venant aux gîtes… On devine une vie plutôt trépidante à la ferme.

Directrice d’une petite école près de Flers dans l’Orne, Eliane cherche à participer à un groupe de réflexion constitué de profils variés et ouverts sur le monde. « Je prenais déjà mes distances avec la religion, bien qu’au niveau des textes, des paroles fortes m’interpellaient ». De son côté, Jacques travaille sur un gros chantier éducatif à Flers. Il est engagé dans le groupe de réflexion qu’Eliane va rejoindre. « Peu de temps après notre mariage, Jacques s’interroge sur son avenir professionnel. Il est sollicité pour des directions, mais lui veut rester au contact des jeunes. Une opportunité s’est présentée à la ferme de ses parents puisque le propriétaire châtelain mettait les terres en vente ». L’éducateur spécialisé se convertit à l’agriculture, revient à la Tardière avec sa jeune épouse.

La période des mutations dans l’enseignement s’ouvre. Eliane obtient un premier poste à Charzais. « Nous venions d’avoir notre première fille. Il me fallait parcourir 3/4h de route matin et soir, dans des conditions parfois difficiles l’hiver ». Elle obtient par la suite un poste à la Tardière, à mi-temps. « C’est la première fois qu’il y avait deux institutrices dans la même classe ». Deux autres filles viendront agrandir la famille. « J’ai dû prendre deux années sabbatiques pour me reposer et m’occuper de nos filles ». Elle reprendra plus tard, à plein temps cette fois-ci. « Le salaire entier devenait nécessaire pour faire face aux études des filles. J’ai travaillé à Saint Maurice le Girard, puis à Cezais, où la classe unique -de la maternelle à l’entrée en sixième- venait de se scinder grâce à un effectif suffisant ».

La classe unique n’est pas de tout repos pour l’enseignante. « Je suis la mère oiselle qui doit apporter la becquée à chacun. Ça profite aux enfants très éveillés comme cette petite dont les parents appartenaient auparavant à la famille des gens du voyage. Elle a su lire à l’âge de 4 ans, simplement en écoutant les cours que je dispensais aux plus grands ». Le travail individualisé est souvent bénéfique. « J’ai eu un élève suivi pour autisme. Il fallait qu’il fasse ses apprentissages à son rythme. L’année de grande section, l’Inspection académique souhaitait qu’il intègre un établissement spécialisé. Il a fallu batailler pour qu’il reste une année supplémentaire que je jugeais moins traumatisante pour lui, qu’une nouvelle école avec un trajet en bus…Il a fait son année aussi bien que les autres. Le travail individualisé lui permettait d’être aux manettes de son existence et de ses apprentissages ». Il a suivi un cursus scolaire ‘normal’ par la suite.

Les périodes de vacances n’apportent pas forcément beaucoup de temps libre pour Eliane. « Mon mari avait gardé de bons contacts avec ses collègues éducateurs. Ils voyaient chez nous un endroit idéal pour l’accueil d’enfants en difficultés, à la campagne, à la ferme, avec les animaux…J’ai imposé une règle à Jacques en lui indiquant que je ne voulais rien savoir des enfants qu’on accueillait. Je voulais être neuve pour l’enfant ; c’est une force face à des ‘écorchés vifs’ pas mal bourlingués par la vie. Ils savent décrypter très vite ce que vous avez dans la tête et le cœur. C’est leur sixième sens ».

Eliane se souvient de la première jeune accueillie. « Elle avait douze ans et avait déjà connu prostitution et drogue ». Les deux chambres de la maison, occupée l’une par le couple, l’autre par les trois filles, nécessitent l’aménagement d’un lit de camp dans le salon. Les jeunes étaient envoyés par des établissements de la région de Reims. « On a accueilli des jeunes qui sortaient de prison, un incendiaire de fermes…imaginez qu’on ait su avant ? ». Les règles de vie commune sont établies, avec parfois des petits vols à déplorer. « Cela m’obligeait à faire les sacs avant le départ pour amener les jeunes à une prise de conscience de ce qui ne se fait pas ». Des réflexes révélateurs du quotidien de ces enfants citadins pour qui la vie à la campagne était difficile. « Je me souviens de l’un d’eux venus me parler au bout de 4 jours en me disant qu’il était perdu. Il est reparti ». Certains donnent de leurs nouvelles, de nombreuses années plus tard. « Il y a quelques semaines, nous avons reçu un jeune venu il y a trente ans. On a ressorti les albums car il n’avait aucunes photos de lui enfant ».

Le couple Billy reçoit aussi des stagiaires de l’école d’agriculture, une bonne vingtaine. « Il y en a qui savaient à peine lire, d’autres qui étaient en école d’ingénieurs ». Ils s’investissent également dans la Halte des Errants. « Nous avons fait un tas de rencontres intéressantes lors de notre permanence mensuelle ». Eliane se souvient de quelqu’un qui s’est sédentarisé dans le logement HLM qu’elle lui avait trouvé. « Il est resté longtemps, puis un jour il a fugué, a été retrouvé mort dans un presbytère, toutes ses économies dans sa double ceinture cousue par lui. Notre nom figurait en première place sur son carnet ; c’est pourquoi la gendarmerie nous a appelés ».

L’accueil est un compromis entre la bienveillance et l’autorité. « Il y a eu des situations où il a fallu parler sec. Comme avec cette fille revenue pour un second séjour alors qu’elle était enceinte, sans avoir vu le gynécologue. Elle avait chipé une chaîne de baptême ». Des situations qui nécessitent de la fermeté. « Les incidents de parcours sont inévitables. La vraie question, c’est de savoir si on est prêt à accueillir un enfant chargé de tant de choses compliquées et l’accompagner dans ce qu’il a à vivre. S’il y a de la retenue, c’est déjà une entrave à la confiance. C’est de l’amour inconditionnel, un bloc ou rien ».

« Depuis 18 ans, Jacques et moi sommes intégrés dans la gestion d’un lieu d’accueil pour adultes en situation de handicap psychique, une structure d’accompagnement à la vie sociale (SAVS). Depuis un an, nous avons rejoint le groupe de notre secteur qui accompagne deux familles migrantes, l’une syrienne, l’autre soudanaise. Là aussi, mille services à offrir, mille trésors à récolter ».

Cette disposition, Eliane en a probablement hérité de ses parents. « Ils étaient très accueillants, y compris avec les gens du voyage, quand tout le monde leur fermait la porte à double tour. Chez nous, personne ne repartait les mains vides. Je me souviens que dans notre C4, une grosse voiture noire, quand j’étais petite, je voulais toujours monter les gens qui traînaient des balluchons ».

Les engagements d’Eliane ne s’arrêtent pas à l’hospitalité. Pendant dix ans, elle a été trésorière de la délégation vendéenne des Maisons Paysannes, conseillère municipale lorsqu’elle était dans l’Orne, investie dans des associations autour du patrimoine. Quand elle a une minute pour elle, elle la consacre à la lecture. « Les paroles du Christ, demeurent ma référence spirituelle. Ce qui est important à mes yeux, c’est d’avoir une très large ouverture d’esprit ».