Résumer la vie de Thierry Le Portier en un récit qui se lit en moins de cinq minutes peut relever de la prétention. Son parcours exceptionnel repose sur deux piliers : l’amour des bêtes et le goût du voyage (surtout pas en mode tourisme). Son nom figure sur le générique de films culte (Les Deux Frères, Gladiator, Mission Cléopâtre…), celui de spectacles vivants ou télévisés (Puy-du-Fou, Fort-Boyard…). Une vie trépidante, pas uniquement cousue de fil blanc. JJ Beineix s’en est inspiré pour son film ‘Roselyne et les lions’ sorti en 1989.

Comme beaucoup d’enfants, il aime les animaux. Il a 10 ans, lorsqu’il ouvre de nuit, la porte à deux chiens toujours enfermés, appartenant à l’épicier qui avait loué sa maison de vacances « Ils s’appelaient Diane et Lariflette. J’avais aussi des souris blanches, des serpents… ».  À 12 ans, il est déjà incollable sur les fauves. « Je connaissais les noms latins, leurs lieux et modes de vie grâce aux livres que m’offraient ma grand-mère ». Originaire de Joinville le Pont, ado, il rêve d’une grande maison où il sera le Tarzan des lieux, entouré de ses bébés fauves. Sa scolarité lui sourit, il a un an d’avance, veut être prof pour disposer de grandes vacances et de temps pour ses animaux. Prof de gym pour respirer le grand air.

La famille migre vers Marseille pour le travail. « J’aimais me promener au vieux port ou au zoo ». Pour l’heure, il n’envisage pas une seconde faire le métier de dresseur. « C’est ma mère qui me pousse à aller voir un spectacle présenté par un dresseur, une sorte de Buffalo Bill. J’y vais en traînant la semelle, histoire de griller le temps ». Quatre belles lionnes entrent dans la cage. « Là, c’est comme si j’avais vu Dieu ». Une émotion insoupçonnée dont il parle la gorge serrée, 60 ans plus tard. « Je ne peux quitter l’endroit, c’est physique. Je me souviens de tout, du vent, du bruit… ». Il demande à Jim Frey, le dresseur dont il fait connaissance, s’il peut s’inscrire à l’école de dompteurs. « C’est 20 balles la leçon » lui répond-il sèchement. Il sait que sa mère n’en a pas les moyens, réfléchit à différents stratagèmes, s’en va à plusieurs reprises, revient vers ce dresseur comme aimanté. « Je veux vous aider sans être payé, tous les soirs après l’école ou le jeudi, samedi et dimanche ». Son insistance finit par payer. « Je n’ai pas besoin de toi, mais si ça t’amuse… ». « En remontant chez moi à vélo, je volais. J’étais au paradis ». Quelques mois plus tard, après avoir fait les tâches subalternes, le dresseur demande à Thierry de mettre les lionnes en place, le jour de ses 17 ans. « J’ai fait tout le numéro, sans qu’il ne dise un mot. Il ne s’y attendait pas ».

Sa mère, séparée, doit remonter à Paris. Il n’est pas envisageable pour lui de la suivre. Il s’engage juste à terminer son bac, même si sa tête n’y est plus du tout. « À la session de rattrapage, j’ai fait une croix sur chaque épreuve. Avec une grande jouissance : j’avais toute la vie et la liberté devant moi ».

Le vieux dresseur incorpore quelque temps plus tard une jeune fille, considérant que c’était un plus pour les présentations. « Sept mois plus tard, on sortait ensemble, ce qui n’était pas du goût de sa mère : « soit vous virez Thierry, soit je retire ma fille… » J’ai été viré… mais elle est toujours ma femme ! ». Sorti du zoo, c’est la galère. « Il fallait que je bouffe. J’ai déchargé les trains au port de Marseille, des containers de mandarines, jusqu’à 42 tonnes dans une même journée. Nous n’étions que 2 ou 3 français ». Parmi les multiples boulots exercés, il se souvient d’une association complice avec un photographe sénégalais. « Je retournais au zoo chercher des lionceaux la nuit comme j’avais la confiance de la lionne. On faisait des photos avec son polaroïd dans les clubs ». Bingo, jusqu’au jour où il se fait pincer à l’entrée du zoo.

Les péripéties sont le sel de sa vie. Des anecdotes que Beineix est obligé de condenser le cœur serré pour que le film « Roselyne et les lions », inspiré de la vie de Thierry Le Portier, ne soit pas trop long. Comme ce passage au zoo de Carcès dans le Var. « Roger le propriétaire qui se voit refuser l’importation de bêtes du Laos alors qu’il avait déjà payé. Je me paie le culot d’écrire à De Gaulle pour lui exprimer mon indignation. Dans les 10 jours je reçois la réponse avec le contact du ministère de l’Agriculture qui mettait des dérogations à disposition ». La séquence des cobras reçus en bonus d’un convoi relève du cadeau empoisonné. « Séquence panique sur le tarmac de l’aéroport quand deux d’entre eux sont sortis des caisses. Nous n’avions pas de vivarium au zoo, personne ne voulait de ces bêtes jugées trop dangereuses ».  Désopilant. Sa vie est une succession de péripéties, d’Italie (8 ans) aux Caraïbes, de cirques (pendant 14 ans) en zoos.

Plus qu’un don, Thierry préfère parler de sensibilité spéciale vis-à-vis des fauves. « Une capacité de lecture de ce qui se passe dans la tête de la bête. La technique, c’est à peine 20 % du travail. Le reste, c’est de la compréhension ». Quelques frayeurs jalonnent son parcours. « Oui, j’ai eu ma jambe prise dans les mâchoires sous les yeux du public effrayé. Il faut de la chance, j’en ai eu beaucoup. L’artère fémorale n’était pas loin de la morsure ».

Les souvenirs de films se comptent par centaines. Celui des Deux frères n’est pas des moindres. « J’ai tourné 183 jours avec 32 tigres. Je me souviens d’une séquence où nous disposions de 2 heures avant la tombée de la nuit. Le tracé est défini pour le passage de la tigresse. J’y parviens en moins d’une heure. Là-dessus JJ Annaud souhaite refaire la séquence avec un mâle, malgré ma mise en garde. Pas manqué, le tigre s’est échappé dans cet espace de plus d’un hectare, dans un bois de bambous, cerné par des filets. Nous avons eu recours à un spray très puissant pour le capturer. Quelques substances sont revenues vers nous avec la brise, nous aveuglant, nous époumonant… Durant quelques instants, eux qui étaient en régie entendaient nos cris. Ils ont craint le pire ».

Thierry a travaillé dans 40 pays avec ses animaux. « En bossant, tu as des vrais rapports avec les gens du pays. Ce n’est pas du tourisme. Je me souviens de la tête des africains quand ils voient le lion obéir aux instructions du dresseur blanc, ou de Monique qui est martiniquaise ».

La considération ambiante du monde animal l’inquiète. « Les chinois font venir chez eux des dresseurs russes ou allemands pour puiser nos savoir-faire ». Sa fille Kareen a travaillé 15 ans avec les loups. « Aujourd’hui, elle s’est fait un nom dans la céramique. Tant mieux. Mais les bêtes lui manquent ». Il se désole aussi pour les plus jeunes qui trouvent un vrai équilibre auprès des animaux. « Moi qui n’imaginais rien, j’ai une vie extraordinaire grâce aux animaux ». Une passion dévorante qui ne l’empêche pas de se plonger dans les livres d’histoire. Celle avec un grand H qu’il connaît particulièrement bien. « J’aime bien aussi ce qui tourne autour du cinéma. Mais plus que tout, j’adore le spectacle vivant. Sentir la réaction du public en suspension devant l’émotion que procurent les animaux ».